Politique

Je plains Daniel Cohn-Bendit

La Croix 18/5/1968

 

J'irriterai certains ; je déplairai à beaucoup ; mais je voudrais dire la pitié que m'inspire le leader étudiant de vingt-deux ans, Daniel Cohn-Bendit. Je sais aussi que, si jamais ces lignes tombent sous ses yeux, il les haïra.

Pourtant quand je pense à ce garçon dont la photographie, avec sa tignasse rousse et ses yeux couleur de lapis, paraît dans tous les hebdomadaires, que la télévision interviewe dans l'intention à la fois ridicule et déçue de le discréditer, que beaucoup vilipendent mais que des milliers de jeunes adulent, je le plains. Je n'éprouve pas contre lui d'antipathie : peut-on en éprouver pour un jeune qu'on sent sincère ? Je blâme beaucoup de ses agissements : comment ne pas blâmer une violence érigée en moyen normal de l'action ? Mais, avant tout, je le plains.

Je le plains parce que je le sens fragile. Ce mot lui semblera odieux. Il déconcertera ceux qui, depuis trois ans parait-il, le voient préparer, avec une savante méthode, la subversion. Il surprendra les publics d'un orateur qui galvanise des foules sans presque élever la voix. Cependant, on n'est pas aussi révolté contre la société à l'issue d'une enfance heureuse. Je devine, dans son ardeur, beaucoup de tendresse inexprimée, peut-être refoulée. Ses propos ont un arrière-goût de larmes, même s'il rit beaucoup. Son action forcenée, il y plonge pour se fuir lui-même et je ne sais quelle capacité de compatir. Il exorcise ses fantômes en se projetant dans l'image de l'opposant inconditionnel, une image politique où les anciens, comme moi, reconnaîtront beaucoup plus de traits du pré-hitlérisme (j'y pensais en voyant dernièrement « Métropolis » à la télévision) que d'une authentique volonté révolutionnaire.

Et que deviendra-t-il, ce garçon ? La houle qui déferle sur notre pays sera peut-être longue à retomber... Elle finira comme toutes les choses humaines. Comment se succéder à soi-même quand, à vingt-deux ans, on a été le très authentique perturbateur de tout un pays ? Comment, dans le domaine de l'action, se dépasser encore soi-même ? Cohn-Bendit peut renverser un gouvernement, faire sombrer un régime, détruire une société, mais quel gouvernement, quel régime, quelle société lui réservent une place à la mesure de l'ivresse qui le grise depuis deux semaines ? Quelle insatisfaction, en réalité, l'attend ? Finir dans la peau d'un politicien vite usé, s'aigrir contre les plus jeunes à qui, très tôt, il paraîtra un burgrave, ou bien être « liquidé » par le régime même qu'il aura contribué à implanter.

Eh bien, oui ! Je suis ému par ce garçon aussi démuni que brillant, aussi vulnérable que violent, par ce pauvre si chargé de dons.